mardi 16 avril 2024

Barrages ottomans en forêt de Belgrade

 
Lors de la récente promenade à l’arboretum, l’histoire contée par le vieux charme m’a donné envie de partir à la recherche de son lieu de naissance. Belle opportunité d’une nouvelle balade en forêt… si besoin de trouver un prétexte !
Dans le contexte de la fête du sucre clôturant le Ramadan ce fut un excellent choix pour éviter la foule qui se presse dans les zones de pique-nique à proximité du lac cerné du classique parcours piétonnier.
Une fois passé le guichet d’entrée de la forêt de Belgrade, il suffit de s’engager sur la petite route à droite jusqu’ à l’aire de parking quelques centaines de mètres plus loin.
Se dresse alors l’imposante construction du barrage du sultan Mahmud II (1838).
Mais ce n’est pas de celui-ci dont parle le vieux charme de l'arboretum…



Sous l'Empire ottoman, pour approvisionner la ville en eau potable, sept barrages ont été construits dans cette forêt irriguée de nombreux ruisseaux.
D’autres réseaux de distribution existaient déjà aux périodes romaine et byzantine, mais ils furent très endommagés lors de la 4e croisade (1202-1204). Après la conquête d'Istanbul, le sultan Mehmet II ordonna la réparation de ces anciennes structures constituant le réseau de «Halkalı» dont l'aqueduc de Valens (Bozdoğan Kemeri), alimentant la péninsule historique.

Sous le règne de Soliman, l’architecte Mimar Sinan rénova et agrandit le réseau «Kırkçeşme», entre 1554 et 1563, afin d’acheminer de plus grandes quantités d'eau depuis la forêt de Belgrade. Long de plus de cinquante kilomètres, il fut doté de bassins de décantation et filtration, de canalisations, d’aqueducs encore visibles dans le paysage (Uzunkemer, Eğrikemer, Mavlova, Güzelcekemer), et de tours de niveau d’eau. Ces installations ont permis d’alimenter 15 conduites, 94 fontaines publiques, 19 puits, 13 bains publics et 7 palais.
Puis au fil du temps plusieurs barrages furent construits pour constituer des réserves et augmenter le débit. Kömürcü Bent, daté de 1620 serait le plus ancien, Ayvad bent (1765), Kirazlı Bent (1818).
Büyük Bent, le Grand barrage qui se trouve sur le parcours piétonnier classique de la forêt, devrait à Mimar Sinan une première construction sous la forme d’un grand bassin, selon certaines sources. Une autre tentative en 1728 dut être plusieurs fois restaurée et même démolie. La version actuelle est celle que fit construire le sultan Mahmud I en 1748. En 1900, le sultan Abdulhamit II ordonna la réparation et le sur élèvement de ce barrage.

Sous le règne de Mahmud I (1730-1754) un nouveau réseau de distribution fut créé pour alimenter en eau potable un quartier alors en plein développement sur l’autre rive de la Corne d’or faisant face à la péninsule historique. Ce nouveau système d'aqueducs connu sous le nom de Taksim (qui veut dire distribution) alimentait Pera (Galata) ainsi que les installations militaires de Tophane. La place Taksim doit son nom au Taksim Maksemi, monument emblématique où se trouvaient les vannes de distribution d'eau, construit sous Mahmud I en 1732/1733. Encore visitable de nos jours ainsi que la citerne transformée en galerie d’exposition.
Ce réseau se compose de trois barrages, dont le dernier construit, cité plus haut, Sultan Mahmud II Bent, barrage du sultan Mahmud II (1838), et de deux aqueducs (Sultan Mahmud Kemeri et Bahçeköy Kemeri).   
Topuzlu Bent (1750), situé à la lisière du village Bahçeköy, avant l’entrée de la forêt, fut le premier de ce réseau. Mahmut I Bent est son nom d’origine. Il est également connu comme barrage de Bahçeköy. Plus tard, on a commencé à l'appeler Topuzlu Bent en raison des sphères de pierre de 25 cm de diamètre qui y étaient placées. A découvrir une autre fois.
Et puis Valide Sultan Bent (1796), le barrage de la Sultane Mère est le cadre évoqué dans le récit du vieux charme. Le voici dans toute sa splendeur.


 
Comme les édifices religieux, les hammams et les fontaines, les barrages font alors partie des constructions caritatives des membres de la dynastie. La mère de Selim III, la sultane Mihrişah, a également apporté sa contribution personnelle par pieuse charité et  accessoirement pour obtenir le salut de son âme !


Elle s’est assise à l’ombre d'un feuillage pour contempler l’ouvrage, s’est sans doute promenée au sommet pour admirer les reflets changeants du ciel et des houppiers ondulants au moindre souffle de vent.


Tout comme pour les autres barrages de la forêt, le chemin de ronde est aujourd’hui inaccessible et l’on ne peut voir que de loin la plaque de marbre, preuve de l’identité de la bienfaitrice.


Il faudra se contenter du panneau défraichi de İSKİ, institution d’administration des eaux et canalisations d’Istanbul pour en savoir plus sur les caractéristiques du barrage.



Par contre la promenade autour du lac, peu fréquentée, est tout à fait accessible.


Un régal pour les yeux, les oreilles et les narines car verdure, petites fleurs, gazouillis des oiseaux, chuchotis des ruisseaux nous accompagnent.


La doronic orientale (cousine de l’arnica, mais pas de propriétés analgésiques, ni anti-inflammatoires)


Les délicates violettes odorantes



A l’extrémité du plan d’eau les plantes aquatiques forment un tapis flottant, abri de choix pour crapauds et grenouilles qui coassent à qui mieux mieux pour déclarer leur flamme amoureuse et offrir en supplément un puissant concert cacophonique.



Dès la fin du 19e siècle, il a fallu envisager d’autres systèmes hydrauliques pour satisfaire les besoins en eau d’une population croissante. Au bord du lac Durusu appelé aussi Terkoz, situé en bordure de la mer Noire au niveau de Çatalca, une station de pompage à vapeur d’une capacité quotidienne de 33000 mètres cubes fut construite. Elle a commencé à approvisionner la ville en eau courante à partir de 1883, ce qui a conduit à la modernisation du système de distribution. Pendant de nombreuses années l’eau fut livrée sans filtrage. La première station d'épuration fut construite en 1926 puis l’eau fut chlorée dans les années 1950. Autant dire que sa réputation d’eau imbuvable a durablement marqué les esprits et qu’encore aujourd’hui rares sont ceux qui se risquent à boire de l’eau du robinet pourtant potable selon les affirmations des autorités! 
L’eau de source Hamidiye a commencé à être collectée puis distribuée en 1902 jusqu’au palais de Yıldız (Beşiktaş) en alimentant au passage le quartier de Nişantaş, à partir de la station de pompage de Cendere, vestige du passé reconverti aujourd’hui en centre culturel. Depuis 1975, création de la première usine d’embouteillage, l'eau de source Hamidiye est vendue conditionnée et capsulée.

La rive asiatique du Bosphore ne pas négligée et d'une manière générale, assez bien pourvue en eaux douces pour approvisionner Üsküdar et Kadıköy par le barrage Elmalı construit en 1893.
Il faut bien constater qu’Istanbul a conservé un exceptionnel patrimoine architectural lié à l’approvisionnement, le stockage et la distribution d’eau, trahissant une obsession de l’insuffisance des ressources à travers toutes les époques. Une simple balade en forêt a le pouvoir de sensibiliser les consciences à ce sujet tout autant que les déambulations urbaines.
Si les citernes byzantines sont devenues des attractions touristiques de premier plan, d’autres vestiges disséminés dans les quartiers populaires, se font plus discrets.


Ici une fontaine monumentale fut construite à Kumkapı en 1780 pour Esma Sultan, princesse impériale, demi-sœur de Mahmud II, et trône aujourd’hui dans le parc de Kadırga, offrant désormais un passionnant terrain de jeux aux enfants du quartier.


Là une tour de niveau d’eau, une fontaine et un réservoir en ruine aménagé en lieu de prière. Cet ensemble non daté se trouve à Yeniköy, quartier de la rive européenne du Bosphore.


Yeniköy recèle aussi un peu plus loin au bord d’un petit parc, une fontaine commanditée par Mihrişah Valide Sultan en
1806. La même qui a fait construire le barrage !
Il suffit d’être un peu attentif pour détecter leur présence qui souvent se fond dans le dédale de petites rues, au risque de se faire oublier.
 
Sources : 


 

mardi 2 avril 2024

Arboretum Atatürk à Istanbul

L’équinoxe de mars marque la transition de l’hiver au printemps. Cette année il s’est produit le 20 mars, comme une grande majorité des années du 21e siècle, et une balade était prévue pour accueillir l’événement, mais la météo peu clémente cette semaine là, elle a été reportée.
Une semaine plus tard à la faveur de températures quasi estivales, le rendez-vous avec le réveil de la nature ne pouvait être davantage différé. Plusieurs options envisageables: la forêt de Belgrade ou la forêt urbaine du quartier Haciosman
 

Des tapis de primevères se prélassent dans les flaques de soleil. À l’état sauvage elle est jaune, n’a pas la même allure avec une tige beaucoup plus longue et ses fleurs en clochette. On l’appelle familièrement coucou.  Souvenirs d’enfance des bouquets glanés sur les talus forestiers lors des promenades dominicales… Mais je n’en ai pas rencontré ici. Peut être déjà fanées ?
    
Le choix de destination s’est donc porté sur l’arboretum Atatürk situé à l'intérieur des limites de la forêt de Belgrade, mais avec un accès à part sur la route Bahçeköy-Kemerburgaz. Maintes fois visité, mais toujours attractif avec ses nombreuses essences répertoriées et soigneusement étiquetées.
Fondé en 1949, à l’emplacement d’une pépinière du début du 20e siècle, le projet n’a réellement abouti qu’en 1982 dans le cadre des célébrations du 100e anniversaire de la naissance d’Atatürk. Entre temps la mise en place de parcelles structurées par des allées et la plantation de jeunes arbres se sont poursuivies avec l’objectif d’installer chaque essence à sa place en fonction des besoins de chaque arbre et de ses capacités d'enracinement. Dans les années 1950, Camille Guinet (1890-1974), l'un des responsables de l’école de botanique du Muséum au Jardin des Plantes, fut même invité pour y prodiguer ses conseils avisés en particulier sur le réseau piétonnier du site. L’arboretum s'est agrandi au fil des années pour atteindre sa superficie actuelle de 296 hectares. 
Trois plans d’eau complètent l’ensemble paysager.
   

Des canards, des cygnes et des oies y barbotent à leur aise ainsi que des tortues, sans compter les carpes rouges de belle taille.
 

C’est l’heure du bain de soleil pour les unes et de la baignade pour les autres.

Avec plus de 2000 espèces botaniques provenant de diverses parties du monde et d’espèces endémiques locales il est un important centre de recherche et d'observation scientifiques, de préservation et de sensibilisation.
Sa fonction pédagogique est perceptible dès l’entrée.
 


Un ancêtre nous raconte son histoire :
« Je suis né d’une petite graine ailée tombée sur l’humus fertile de la forêt de Belgrade en 1766. En milieu naturel les charmes vivent généralement 150 à 200 ans. Moi j ai vécu jusqu’à ce qu’un vent puissant me renverse au printemps 2016. J’étais alors le plus ancien charme de la forêt.
On nous confond souvent avec nos amis les hêtres. Les cannelures de notre tronc suffisent pourtant à nous différencier. En vieillissant ces cannelures se creusent jusqu'à nos branches, tout comme les rides marquent les visages des humains. Chacune d’elles porte le témoignage d’une épreuve de la vie.
Tout comme vous écoutiez votre grand père vous raconter ses expériences passées, tendez si vous le voulez bien une oreille attentive à mon récit.
Je suis donc né au temps de l’empire ottoman. Depuis longtemps déjà la forêt de Belgrade, riche en sources, alimentait en eau potable la ville proche (Constantinople puis Istanbul). Pour cette raison elle était protégée comme un trésor, l’eau étant la source de vie dans toutes les civilisations. Toute intrusion non autorisée était lourdement punie.
J’avais environ 30ans quand le sultan Selim III accompagné de sa mère Mihrişah vinrent s’arrêter près de moi et donnèrent l’ordre de construire un barrage pour augmenter le débit de l’eau vers la capitale de l’empire, en précisant à l'architecte Krikor Balyan de nuire le moins possible à la forêt et de veiller à ce que le barrage se fonde dans le décor naturel. Ces injonctions impériales me sauvèrent la vie et c’est ainsi que je devins le proche voisin de cette œuvre caritative d’utilité publique. D’autres barrages furent construits et de célèbres visiteurs venus du monde entier défilèrent pour admirer ces réalisations hydrauliques.
J’avais grandi et mon feuillage accueillait, le temps d’une halte rafraichissante, des ingénieurs prenant des notes, des écrivains en quête d’inspiration, des historiens et même un général qui compara le barrage à un palais sans porte ni fenêtre. J’avoue humblement que je n’y aurais pas pensé !
Puis vinrent les années sombres de la 1ere guerre mondiale et de l’occupation avec leur cortège de souffrances et de misère. Je ne sais pas comment j’ai pu en sortir vivant. Les autochtones démunis de tout venaient y chercher de quoi se chauffer, les occupants ont voulu couper les plus beaux arbres pour les transporter en Europe. Des années difficiles qui ont davantage creusé les rides de mon tronc qui s’est aussi un peu tordu.
Malgré cela, en prenant de l’âge, j’ai encore grandi mais me suis surtout épaissi. Mon écorce s’est craquelée comme la peau de la vieille sultane qui s’asseyait autrefois près de moi.
Mais j’attirais désormais les regards des voyageurs et des artistes. Confus de l’avouer, sur les gravures et peintures de l’époque le barrage a dû partager avec moi sa célébrité.
Ceux qui le voient aujourd’hui regrette peut être mon absence. Bien sûr que j’aurais souhaité me décomposer lentement près de lui et me mêler à la terre qui m’a fait naitre. Mais ces dernières années, il y a tant de monde qui vient piqueniquer en forêt ! Mes branches et mon tronc desséchés seraient une aubaine pour alimenter le feu sous les grillades.
Heureusement, les regards respectueux des forestiers se sont posés sur moi et ont décidé de mon sort en me soustrayant à ces actes irrévérencieux. Ils ont pris la peine de me transporter jusqu’ici, à l’arboretum, pour me permettre de vous raconter mon histoire. Venez me voir souvent. La vie ne m’a pas totalement déserté. Pour quelques décennies encore je sers de refuge et de nourriture à de nombreuses espèces animales (insectes, oiseaux, petits mammifères, batraciens, reptiles) et certaines espèces végétales (champignons, mousses, lichens) y trouvent un milieu de développement favorable. Je suis même considéré comme un écosystème indispensable au maintien de la biodiversité. »



Continuons maintenant notre quête des premiers signes du printemps. Les primevères mais aussi les perce-neige se sont frayés un passage dans le tapis de feuilles de chêne séchées.



Autour du lac on peut voir de nombreuses espèces ornementales. Les hortensias commencent à faire éclater leurs gros bourgeons vert tendre, promesse d’une floraison éclatante dans quelques mois, mais pour le moment il est bordé du camaïeu jaune des narcisses.
 

Une intense activité règne autour des beaux chatons mâles du saule, petites boules d'étamines jaunes très appréciées des bourdons, abeilles, papillons et autres insectes. En cette période de l'année, le nectar à butiner est loin d'être omniprésent, car peu de plantes sont en fleurs.
  

Le poirier d’ornement, à l’abondante floraison neigeuse est une autre option.
 

A proximité de l’autre plan d’eau, quelques magnolias se font à peine remarquer.
Si la floraison nous aide à repérer facilement les espèces végétales, identifier les feuillus sans leur feuillage n’est pas évident. Dans le doute on peut évidemment consulter les affichettes.
Pour le moment les plus précoces ne portent encore au mieux que des bourgeons sur leur ramure dressée vers le ciel qui se transformera bientôt en houppier verdoyant donnant à l’arbre une silhouette caractéristique de son espèce.
Les arbres ont bien d’autres façons de se singulariser. L’écorce de leur tronc est un précieux indice.



Tel ce peuplier blanc à la silhouette élancée malgré un âge certainement avancé que trahit la formation de curieux dessins composés de petits losanges sur fond blanc.



Cet arbre aux pieds dans l’eau se distingue par d’autres particularités pour le moins originales. Le cyprès chauve est un conifère pas comme les autres qui perd ses aiguilles en hiver (d’où lui vient son nom). Il se plait en milieu marécageux, dans les plaines inondées. En vieillissant son tronc ligneux se torsade et s’élargit à la base. Autre curiosité, ses racines produisent des excroissances émergeant du sol appelées pneumatophores formant de multiples pieds autour du tronc et pouvant être comparés aux poumons de l'arbre. Ils ont pour fonction de transporter l'oxygène capté en surface au reste des racines. Ingénieux tuba de plongée !
 

La promenade peut se poursuivre en suivant l’allée bordée de pins sylvestres ou bien en zigzaguant dans les sentiers à la recherche d’autres découvertes. Les plus curieux pourront prendre de la hauteur en grimpant les marches de la tour d’observation.
 
Fermé le lundi. Entrée payante nettement moins chère en semaine (17 TL) Interdiction d’apporter de la nourriture et des boissons à l’exception d’une bouteille d’eau. Les animaux domestiques ne sont pas autorisés.
Pour le moment pas de brochure disponible.
 


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Sources
Arboretum Atatürk et histoire, Istanbul Üniversitesi, Orman Fakültesi

  


mercredi 20 mars 2024

La mosquée Sokullu Mehmed Pacha

Des obligations administratives (renouvellement de permis de séjour à Kumkapı) m’ont conduit dans le vieux quartier de Kadırga à Istanbul, en contrebas du quartier touristique de Sultanahmet et de la mosquée bleue et à proximité du rivage de la Marmara.  L’occasion de saluer au passage la Petite Sainte Sophie, église byzantine devenue mosquée depuis longtemps et de rendre visite à la mosquée Sokullu Mehmed Pacha que je n’avais pas revue depuis de nombreuses années. Mes dernières photos datant des années 1990, il était grand temps de les actualiser et de combler une lacune de ce blog.
Conçue par Mimar Sinan (1489-1588), architecte en chef de l'empire ottoman sous Soliman le Magnifique et ses successeurs et achevée en 1571,  le grand vizir Sokullu Mehmed Pacha et son épouse la sultane Ismihan, fille de Selim II et petite-fille du sultan Soliman le Magnifique en furent les commanditaires. Seul Sokullu Mehmed Pacha figure sur l'inscription de la fondation au-dessus de l'entrée principale. Il y est aussi précisé qu’en ces lieux se trouvaient les ruines effondrées de l'église byzantine Aya Anastasia.


Encastré dans un ensemble d’immeubles vieillots, le complexe ne bénéficie pas d’une vue dégagée permettant d’apprécier sa silhouette, tout comme celui de la mosquée Rüstem Pacha coincé dans l’imbroglio des ruelles commerçantes du quartier d’Eminönü, autre œuvre de Mimar Sinan commanditée elle aussi par un grand vizir et gendre de Soliman le Magnifique quelques années auparavant.


Autre similitude avec la Rüstem Pacha, on accède à la cour intérieure par un escalier couvert qui vient compenser le fort dénivelé de l’emplacement architectural. Le niveau inférieur était occupé par des boutiques dont les loyers perçus contribuaient à l'entretien du complexe religieux.



La cour ouverte surélevée est délimitée sur trois côtés par un portique à arcades donnant sur seize cellules surmontées de dômes. Le quatrième coté s’ouvre sur la salle de prière par un portique plus haut que les trois autres. Lui faisant face et située en surplomb de l’escalier se trouve la salle d'étude (dershane) de la medrese. Au centre, la fontaine d'ablution comporte douze colonnettes supportant une coupole en forme d'oignon. La mosquée ne comporte qu’un unique minaret doté d’un seul balcon.


Bien que de surface relativement limitée, la salle de prière offre la perception instantanée d’un vaste espace intérieur. Aucun pilier ne vient couper le champ de vision. Ils sont élégamment encastrés dans les murs. Le regard se porte d’emblée sur le mihrab de marbre orné de muqarnas sculptés et encadré de carreaux de faïences d’Iznik aux motifs floraux bleus, rouges et verts qui s’élancent jusqu'aux pendentifs du dôme, intégrant même les fenêtres supérieures décorées de vitraux colorés.


Rare exception, la calotte conique du minbar en marbre blanc est aussi gainée de carreaux d'Iznik.



Avec ses quatre-vingt-dix-huit fenêtres dont dix-huit percent le tambour de la coupole, la salle de prière est baignée de lumière comme la plupart des constructions de Sinan.



Les fenêtres du niveau inférieur sont surmontées d’une répétition à l’identique d’une unique composition. 


On remarque  une grande quantité de médaillons et panneaux calligraphiés en lettres thuluth blanches sur fond bleu, assez rares pour l’époque, sans doute pour attirer l’attention sur une particularité de l’édifice. Il est censé receler trois fragments de la Pierre noire encastrée dans un angle de la Kaaba, monument sacré au cœur de la Grande Mosquée de La Mecque.
Si la décoration intérieure ne peut égaler l’époustouflante variété de motifs floraux de la mosquée Rüstem Pacha, véritable démonstration des prouesses et du riche répertoire décoratif des céramistes d’Iznik, la mosquée Sokullu Mehmed Pacha reste cependant l'une des conceptions les plus raffinées de Sinan.


Le complexe comportait un réservoir alimentant aussi des fontaines de rue. Cette construction pourrait bien en être le vestige.

Une autre mosquée fut commanditée ultérieurement par le grand vizir Sokullu Mehmed Pacha et réalisée par Mimar Sinan en 1577-78. Elle est située à proximité de la station de métro Haliç, en contrebas du pont Atatürk menant à Unkapanı, à proximité de la Corne d’Or. Connue sous le nom de mosquée d’Azapkapı, elle était aussi décorée de carreaux de faïence d’Iznik, mais longtemps à l’abandon, elle en fut dépouillée. Ils ont été remplacés par des répliques fabriquées à Kutahya lors de sa récente restauration.

Sources :
Site Archnet (en anglais)
Répertoire des lieux historiques en Turquie, M. Orhan Bayrak, İnkılap Kitabevi 1994 (en turc)


lundi 18 mars 2024

De retour dans la ville des chats et exposition parisienne « Félins »

Pour rester fidèle à l’esprit de ce blog toujours « entre deux rives », même si ces derniers mois ce fut plus l’une que l’autre, le chat sera le lien reliant mes deux rives.
En marchant dans les rues d’Istanbul on croise sans surprise quantité de matous et de minettes de toutes tailles, au pelage aussi varié que possible, à la personnalité bien marquée, des craintifs, des indifférents, des audacieux, des effrontés, des affectueux, des espiègles, des furtifs, des nonchalants…  Ils font partie du paysage urbain. Ici les chats n’appartiennent à personne et à tout le monde, même si quelques uns ont la chance de trouver un foyer douillet.


Celui-là ressemble à la Minette.
  

Un bel échantillon occupe ce banc, à bonne distance les uns des autres comme pour dissuader toute intrusion dans l’alignement.
 

Celui-ci semble plus magnanime et disposé à partager la place.
J’avais un peu occulté combien leur présence m'a manqué. Une exposition parisienne présentée par le Muséum national d’Histoire naturelle, à la Grande Galerie de l’Évolution et consacrée à la grande famille des félins, vue dans les tout premiers jours de l’année, est venue titiller ce manque. Initialement prévue jusqu’au 7 janvier, le succès lui a fait bénéficier de prolongations jusqu’au 21 avril 2024, bonne nouvelle pour les retardataires ! Y revenir en images est donc toujours d’actualité.



Faisons d’abord connaissance avec le smilodon, le plus gros félin ayant existé et dont un squelette a pu être reconstitué.  2 m de long et 400kg de muscles, appelé
à tord « tigre à dents de sabre », il évoluait sur le continent américain et a disparu il y a 10000 ans. Il est dorénavant présent dans l’imaginaire fantastique littéraire et filmographique. Il a inspiré le personnage de Diego dans L'Âge de glace. 


La trace du plus ancien félin découvert sur le sol français (dans l'Allier), est une mâchoire fossilisée du Proailurus, –20,6
à –20 millions d’années, spécimen du Muséum d’histoire naturelle.




Vient ensuite une présentation des 38 espèces de félins qui peuplent la Terre. Ils sont presque tous l
à, du plus gros au plus petit.


Des animations et vidéos montrent les qualités exceptionnelles de ces prédateurs : sens ultradéveloppés (ouïe, vue, toucher), mâchoires et griffes puissantes, rapidité, agilité, sont mis au service de stratégies de chasse efficaces.
L’exposition attire aussi l’attention des visiteurs sur la vulnérabilité des félins dans un milieu naturel qui tend à se réduire. Chasse infructueuse, fort taux de mortalité des petits, collisions routières, captures et trafics illicites : de nombreuses menaces pèsent sur la vie pas toujours facile de ces mammifères. 
 

En France, les lynx sont en danger d’extinction.
Une parenthèse hors exposition : La Turquie compte une population importante de félins sauvages. Des études sur le comportement et l’habitat des lynx eurasiens et lynx du Caucase sont en cours dans l’Est anatolien pour tenter d’assurer leur protection.
Supposée espèce éteinte depuis 50 ans, un léopard d'Anatolie a été flashé par l'objectif d'un « piège photographique » en mai 2022 et formellement identifié. Il se distingue par sa fourrure grisâtre et ses grandes rosettes sur les flancs et le dos et de plus petites sur l’épaule et le haut des pattes.
L'aire de répartition de l'espèce se trouve principalement dans les reliefs de l'Ouest du plateau anatolien mais pour protéger l'animal et son habitat des curieux éventuels, les autorités ont choisi de ne pas divulguer la localisation des clichés. Une bonne nouvelle qui ne doit pas faire oublier que l'animal reste toujours en danger d'extinction.
Il partage son habitat avec le léopard d’Iran, dont la présence est plus souvent répertoriée.
Plus au Sud, dans la région de Muğla la présence de caracals a été attestée par une caméra déclenchée par le mouvement en 2021. Trois caracals et un lynx heurtés par des voitures sont morts dans la région, leur habitat naturel étant traversé par une autoroute. 
Un Chaus a été photographié et filmé en 2018 dans la province d’Eskisehir par un étudiant en master à la Faculté de l’Ingénierie Forestière de l'Université de Bartin. Appelé également chat des marais, il fait parti des espèces sauvages en voie de disparition. « Le Chaus est actif en particulier la nuit et donc peu visible en journée. En Turquie, cette espèce vit essentiellement le long du lac Egirdir (sud-ouest), dans le district de Nallihan (Ankara centre), de Manavgat (sud), dans la province de Denizli (sud-ouest) et le long du lac Akyatan dans la province d’Adana. Excellent nageur, il se nourrit de poissons, de rongeurs, d'oiseaux et de serpents. Son alimentation joue un rôle essentiel dans le maintien de l’équilibre naturel et la régulation de la biodiversité animale. »
L'étudiant indique qu'il a déjà auparavant découvert l'existence de lynx et de chats sauvages dans la province d’Eskisehir.
Des études en vue de la protection de ces espèces dans la province doivent impérativement être mises en œuvre, a-t-il ajouté.
Des articles de presse relayent l’intérêt porté par les autorités scientifiques et la population sur la nécessité de sauvegarder cette faune sur tout le territoire.
 
Il est temps de reprendre le fil de l’exposition
 

Les relations entre les humains et les félins se sont manifestés dans de nombreuses cultures à travers le monde et à toutes les époques.
Des objets culturels et symboliques provenant des collections du Muséum, des Musées du Louvre, du quai Branly et Guimet, témoignent de ces rapports complexes entre crainte et fascination. 



Dans l’Egypte ancienne le lion était l’une des formes animales du dieu solaire Ré. Sekhmet, déesse personnifiant la puissance destructrice du soleil (Ré). Protectrice du pharaon et de son peuple. Statuette en diorite, règne d’Amenhotep III (-1391/-1353). Temple de Mout, Karnak.
  

Les descendants de Ré étaient des dieux puissants. Ici Bastet (à gauche), déesse à double visage, tête de lionne quand elle est en colère, apaisée c’est une déesse chatte bienveillante, protectrice de la maternité. Statuette en pierre (-743/-717)
Mahes (à droite) est un dieu guerrier qui veille sur le pharaon et garde les lieux sacrés. Statuette en alliage cuivreux (-644/-332) 


Momies, sarcophage de chats sacrés, et statue de déesse Bastet (-664/-332), alliage cuivreux et faïence verte.


Créatures léonines de la mythologie en Grèce antique (chimère, sphinge et lion de Némée) combattues par des héros à l’image d’Hercule. Ici représentation de Mithridate VI en Hercule, copie romaine en marbre (1er siècle) d’un original grec en bronze (2e siècle av. notre ère)
  

En Asie, les lions sont considérés comme les gardiens protecteurs des bodhisattvas, sages bouddhistes, et servent de monture à Bouddha lui-même. Ils sont représentés généralement par deux, à proximité des monastères et temples car ils auraient le pouvoir de chasser les mauvais esprits.
  

En Chine on les trouvait devant les palais impériaux, les tombeaux et bâtiments administratifs. Celui-ci est une reproduction (2023) d’un lion-gardien de la Cité Interdite à Beijing (15e siècle). Plus prosaïquement ils sont aujourd’hui parfois à l’entrée des restaurants et hôtels asiatiques. 


Masques et marionnettes de théâtre d’Afrique Subsaharienne.
On pourrait rajouter à cet inventaire les lions et sphinx, gardiens des portes des cités hittites (site archéologiques d’Alacahöyük et Hattusa en Turquie) et le lion solaire ailé persan, symbole de la Perse royale et zoroastrienne et qui a figuré jusqu’en 1979 sur le drapeau iranien.
 


L’exposition s’achève sur la figure centrale du chat, seul félin domestiqué par l’homme dès sa sédentarisation au Moyen-Orient, il y a 9000 ans. Une proximité attestée par une sépulture réunissant un jeune homme et un chat, inhumés face à face sur l’ile de Chypre, bien avant les représentations égyptiennes.
Bien qu’aucune preuve ne l’ait confirmé pour le moment, on peut aisément imaginer que des chats circulaient dans l’agglomération urbaine néolithique de Çatal Höyük (site archéologique en Turquie), qu’ils jouaient avec les enfants et surtout qu’ils chassaient les rongeurs convoitant les réserves de céréales.
 

Il y a aujourd’hui 79 races de chats répertoriées dans le monde dont voici un échantillon des plus connus. S’ils sont maintenant généralement choyés et respectés un peu partout, ce n’a pas toujours été le cas notamment dans l’Europe médiévale chrétienne qui les accusait de sorcellerie et les exterminait sur des bûchers.
 

Le monde musulman fut pour eux plutôt protecteur au point de considérer comme péché grave leur maltraitance. C’est en Turquie un délit passible d’emprisonnement * depuis 2021, remplaçant des sanctions administratives. (Voir en fin d’article l’ajout Actualité)
On dit aussi que les chats étaient les bienvenus dans les bibliothèques et lieux de culte car en chassant les rongeurs ils protégeaient les manuscrits précieux des grignotages des souris. De fait, les chats sont ici partout chez eux, même dans les mosquées.

Enfin ici et là et ailleurs, les écrivains semblent entretenir une relation particulière avec les chats, peut être parce qu’ils apprécient les mêmes choses, le silence, la solitude, le confort… Les romanciers, les poètes savent prendre le temps d’observer ces compagnons discrets mais souvent indisciplinés, source inépuisable d’inspiration.
« Le chat de Samiye » fut l'un des premiers poèmes de Nazim Hikmet.
Pierre Loti appela Moumoutte presque tous les chats qui lui tinrent compagnie.
« Quand le chat s’endort sur ma feuille, j’écris autour du chat. » écrivait André Malraux.
 
Sources
Article Léopard d’Anatolie. Sciences et Avenir  
Article Chaus. Agence Anatolienne
 
Lecture: Les chats des écrivains,  Bérangère Bienfait, Brigitte Bulard-Cordeau, Valérie Parent, illustrations de Loïc Sécheresse, 2015
 
Info: Les 10 et 11 juin 2024, les félins seront à la Fête au Jardin des Plantes ! Journée Internationale du Lynx
 
*Actualité : Un fait divers a enflammé l’opinion publique ces derniers jours. Une bonne partie de la population s’indigne de la relaxation de l’homme qui a battu à mort Eros le 1er janvier dernier dans le hall d’un immeuble à Istanbul. Condamné à 2 ans et demi de prison en second jugement récent, il a été libéré pour bonne conduite suite à une première condamnation de 1 an et demi en février. Des réactions très vives circulent contre cette décision sur les réseaux sociaux avec les hashtag #erosiçinadalet #justiceforeros

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