vendredi 8 août 2014

Escapade en Troade : Temple d'Apollon Smintheion

A 25 km à l’ouest d’Assos Behramkale, à proximité du village de Gülpınar (l’antique Chryse), il y a plus de 2 siècles que le temple d'Apollon Smintheion a été identifié par un voyageur français, Jean Baptiste Le Chevalier, dont la curiosité fut probablement aiguisée par la lecture des descriptions trouvées dans les textes de Strabon (géographe né à Amasée – actuelle Amasya en Turquie, au 1er siècle av.JC).
Mais aucune fouille approfondie n’avait été entreprise jusqu’en 1980, et d’ailleurs le site était occupé par des oliveraies et des bâtiments abritant des pressoirs depuis plusieurs années.
Le Pr. Coşkun Özgünel et son équipe se sont attelés à la tâche, il y a presque 35 ans, et le périmètre étudié est bien plus vaste que celui où a été élevé le temple au milieu du 2e siècle av.JC. Il est probable que la consultation des oracles ait précédé d'au moins 2 siècles sa construction. Un grand nombre de vestiges ont été exhumés et la reconstitution bien entamée. On en est même à recouvrir les marches de plaques de marbre flambant neuves… Ce qui n’était vraiment pas nécessaire… Et pour tout dire scandaleux!




Le parcours est jalonné de panneaux explicatifs en turc et en anglais pour les plus curieux.



Le sanctuaire est de style ionique de la période hellénistique. Les décors sculptés de son architecture (frises et tambours supérieurs des colonnes) ont la particularité de constituer une sorte de bande dessinée éducative inspirée des poèmes homériques concernant la légendaire guerre de Troie et ses héros. Quelques uns sont exposés depuis 1993 dans le petit musée adjacent (un bâtiment de l’ancienne fabrique d’huile d’olives), et d’autres sont au musée archéologique de Çanakkale. On y trouve aussi un fragment de jambe attribué à une statue d’Apollon… mais pas de trace de la moindre petite souris pour l’instant sauf sur le logo du site.






Le temple n’est pas l’unique vestige. Les constructions et infrastructures alentours (thermes décorés de pavements de mosaïques, citernes, canalisations, routes empierrées) mettent en évidence l’importance du lieu de culte dédié à Apollon Smintheion (maître des rats) durant toute la période hellénistique et pendant une grande partie de la période romaine.










Sur les stèles en marbre gravé d'inscriptions de la galerie, reposaient les statues de bronze des vainqueurs de compétitions de lutte organisées en l'honneur du dieu. (Ces statues ont aujourd'hui disparues)




Quand on sait que les Romains revendiquaient pour ancêtre le Troyen Enée on comprend leur vénération pour Apollon Smintheion, ce dieu qui avait pris partie pour les Troyens en envoyant des hordes de rats portant la peste sur les guerriers achéens qui avaient enlevé la fille du prêtre d’Apollon, Chryse, et offerte à Agamemnon. La jeune femme libérée, la population locale et le prêtre offrirent des sacrifices au dieu. Ce sanctuaire a été élevé bien des siècles plus tard pour commémorer cet épisode de la mythologie grecque. Une source est associée à l'emplacement du lieu.



De grandes quantités d’eau étaient nécessaires pour les purifications et les sacrifices d’animaux. Les visiteurs venaient de loin pour assister aux cérémonies, écouter les oracles et prophéties.

Le site archéologique a révélé aussi des traces de constructions et des objets datant de 5000 ans av. JC, représentatifs d’une occupation du chalcolithique, culture caractérisée par des savoir-faire intermédiaires entre ceux du néolithique et ceux de l’âge de bronze. Ces vestiges sont plus anciens que ceux retrouvés à Troie.
Les fouilles sont dirigées depuis 1996 par T. Takaoğlu mais les résultats ne sont pas encore accessibles.
Pour un aperçu, il faut consulter le site Internet officiel dont sont extraites les photos suivantes.










Les tessons de poteries retrouvés présentent pour la plupart un décor qui retient l’attention. Leur surface porte l’empreinte de vanneries et de tissage en laine réalisée par pression sur l’objet avant sa cuisson. Une similitude avec la céramique cordée que l’on a trouvé en Europe et datée d’environ 3000 à 2200 av. JC.

Et voilà notre périple bouclé. Nous avons suivi la petite route côtière comme prévu et fait provision de légumes frais vendus par les producteurs avant de rejoindre la E 87 à Ezine, en direction des Dardanelles pour emprunter le ferry.


mardi 5 août 2014

Escapade en Troade : Assos

La visite de Troie terminée nous reprenons la E87 en direction d’Assos - Behramkale, environ 60km plus au sud. (On peut y aller par une petite route côtière, mais c’est plus long, on l’empruntera au retour…). En cette fin d’après midi, on est un peu impatient de faire une pause détente dans les eaux transparentes de la mer Egée qui se prolongera par une soirée sur les lieux du port antique, à l’hôtel Kervansaray. 




La descente est périlleuse mais en vaut la peine. L’endroit est essentiellement constitué aujourd’hui de pensions et d’hôtels installés dans les anciens entrepôts ottomans de granit, très prisé des estivants turcs pour son calme. Une promenade sur la jetée, en soirée ou au petit matin, donne un aperçu du quai où accostent voiliers et barques de pêcheurs et de la modeste enfilade de bâtisses.




Après un petit déjeuner au bord de l'eau, nous grimpons vers l’acropole d’Assos. On dépasse le théâtre d’époque romaine à flanc de rocher qui a succédé à une construction hellénistique antérieure. Depuis sa restauration dans les années 80, il peut accueillir 1500 personnes pour diverses représentations culturelles. On peut imaginer le spectacle avec pour décor les flots turquoise ! Un peu plus haut, derrière les vestiges d’impressionnants remparts, le gymnase, l’agora, le bouleutérion, des bains ne sont (provisoirement ?) pas accessibles à la visite, pas plus que la nécropole. L’entrée du site est plus loin. Pour la trouver il faut d’abord arpenter les ruelles pavées du village actuel, Behramkale, bordées d’échoppes dévoilant encore à peine bibelots et broderies bariolées. Trop tôt pour tenter de séduire le passant. Je me souviens des productions artisanales locales plus attrayantes d’il y a quelques années…
Au sommet, les vestiges du temple d’Athéna construit vers 540 av. JC attendent qu’on les admire dans leur splendide cadre naturel face à l’île de Lesbos toute proche d’où sont venus des colons grecs au 8e siècle av. JC.


En contre-bas, la vue sur le petit port donne le vertige.



Quelques colonnes doriques de l’époque archaïque suffisent à rendre le site majestueux.



Pour du concret, il y a une maquette et un panneau explicatif.



Des éléments des frises et métopes sculptés de scènes mythologiques et de combats d’animaux sont éparpillés dans les musées de Çanakkale, d’Istanbul, du Louvre et surtout au musée de Boston. Les premières fouilles ont été menées par J.T. Clarke et F.H Bacon de 1881 à 1883.
Cent ans plus tard le Pr. Dr. Ümit Serdaroğlu les a reprises jusqu’en 2005, succédé par le Pr. Dr Nurettin Aslan.
Vers le 4e siècle av. JC la cité provinciale fut un important centre d’activités intellectuelles. Aristote (-384, -322) y séjourna 3 ans. Cléanthe (-330, -232), un philosophe du courant stoïcien, naquit en ces lieux.
Assos fut intégré à l'Empire romain en 133 av. JC.
Les pierres du sanctuaire ruiné ont été réemployées pour la construction de tours défensives, de citernes et de silos à grains à la fin de l’époque byzantine et aussi plus tard.



Sur le promontoire rocheux la petite mosquée que le sultan ottoman Murat 1er  fit construire au 14e siècle (à moitié cachée par la tour carrée) est toujours debout.


En repassant dans le village on s’arrête pour boire un thé et profiter de la sereine atmosphère des lieux occupés probablement au moins depuis l’âge de Bronze.
Des regards émerveillés se portaient-ils déjà sur ce paysage ? 

    


samedi 2 août 2014

Escapade en Troade : Troie

Assez lézardé sur les plages de la Marmara. Certains commencent à ressentir des engourdissements et malgré la chaleur s’impatientent d’arpenter quelques sites archéologiques en attendant de partir fouiller plus loin à l’est du côté de Batman… là où le thermomètre passera allègrement la barre des 40, là où les objets déterrés seront encore plus anciens et attesteront d’une occupation humaine néolithique…
Après avoir franchi le détroit des Dardanelles notre objectif du moment se limitera à une région d’Anatolie occidentale, l’antique Troade.
La première étape sera consacrée au site d'Hisarlık, près de la côte égéenne et de la ville de Çanakkale.
A l’entrée, la reproduction du mythique cheval de bois nous rappelle que les premiers coups de pioche de H. Schliemann avaient pour motivation la découverte de la ville de Troie du roi Priam et de son trésor… 


...Celle qui fut, selon l’épopée homérique, assiégée par les Achéens pendant 10 ans vers 1200 av. JC, puis finalement vaincue par la ruse et détruite, celle qui enflamme les imaginations depuis des siècles, celle qui a fait couler tant d’encre et qui continue à alimenter des polémiques sans fin.
Les sites archéologiques présentent rarement une période unique et il est donc fréquent d’avoir à effectuer un voyage dans le temps en passant d’une ruine à l’autre. En ce qui concerne Troie c’est un véritable millefeuille qui a fait l’objet de 31 campagnes de fouilles depuis 1871.


Les panneaux explicatifs (turc, allemand, anglais) ne sont donc pas superflus pour s’y retrouver dans cet empilement qui a commencé vers 3000 av. JC pour s’arrêter à la période romaine des premiers siècles de notre ère.

La fameuse tranchée de Schliemann a révélé dès le début les 9 niveaux d’occupations successives depuis l’âge de Bronze ancien mais à cette époque on ne le savait pas. 


Les datations étaient plus qu’approximatives, la rigueur scientifique absente et les interprétations pas très respectueuses des réalités topographiques. Ainsi Schliemann était-il convaincu d’avoir trouvé les vestiges de la ville décrite par Homère au niveau II (alors qu’aujourd’hui les hypothèses se portent sur les niveaux VI et VII, de plus de 1000 ans plus récents).
Dès le niveau I (le plus ancien et donc le plus profond), on a pu constaté la présence de fortifications prouvant la nécessité de protéger ce lieu stratégique tout près du détroit et qui était probablement déjà une place d’échange et de commerce de matériaux, assurant la prospérité de ses habitants. Ce site proto urbain va s’étendre et s’enrichir comme l’attestent les vestiges du niveau II (2600-2450 av. JC). Sous une bâche protectrice, on peut voir le mur d'enceinte de l'acropole et un vaste édifice de type mégaron en pierre et en pisé ayant subi un incendie.




La ville haute réservée à l’élite, entourée de remparts aux portes monumentales était accessible par des rampes dallées de pierre. 





C’est à ce niveau que de nombreux bijoux et parures témoignant d’un remarquable travail du métal ont été trouvés et nommés hâtivement par Schliemann « le Trésor de Priam ». 
Une ville basse en arc de cercle la bordait, protégée par un fossé défensif et une palissade… qui aurait été remplacée par un mur d'enceinte de type cyclopéen à la période VIIa (- 1300 environ). Elle recèle les preuves d’une activité artisanale importante de forgerons, de potiers, de tisserands et teinturiers de la période du Bronze ancien.

Les archéologues dirigeant les campagnes de fouilles successives (Wilhelm Dörpfeld de 1893 à 1894 ; Carl Blegen de 1932 à 1938 ; John Manuel Cook de 1970 à 1973 ; Manfred Korfmann de 1988 à 2005 ; Ernst Pernicka de 2006 à nos jours, ont fait de nombreuses prospections sur un vaste périmètre. Des pistes, des indices ont apporté des éléments de réponses sur les périodes litigieuses et plus encore de questions, relançant les débats à propos de la fameuse guerre de Troie.
Les vestiges correspondant à cette période (1700 - 1250 av. JC) aux niveaux VI et VII sont significatifs.
L'épais mur d'enceinte (côté est) en blocs de pierre et l'une des tours carrées




Plus loin, un pan de mur de ce que l'on nomme le palais, avec au premier plan les traces des fortifications



Le mur d'enceinte et des vestiges de la porte côté sud.





Un petit sceau de bronze, gravé sur ses deux faces de hiéroglyphes hittites en langue louvite, est la plus ancienne inscription trouvée sur le site. Elle date de la période impériale hittite (1430-1180 av. JC).



La rivière souterraine mentionnée sur une des tablettes hittites découverte à Boğazköy/Hattusa, concernant un traité de paix et de commerce avec une ville qu’ils nomment Wilusa, pourrait bien être celle-ci:


 
La grotte abrite une source prolongée d’un canal souterrain et d’un système d’irrigation aménagés par l'homme au IIIe millénaire. Ce traité dit de Alaksandu est placé sous le témoignage de deux divinités nommées Ap-pa-li-u-na-as (identifiées sous réserve à Apollon, protecteur des Troyens) et KASKAL-KUR (la divine rivière souterraine des Hittites)   
Entre la cité troyenne et l’empire hittite des liens plus étroits qu’on ne le supposait sont envisagés. Certaines hypothèses avancent même que Troie était sous la protection des Hittites et que la fameuse guerre fut un conflit majeur entre les Achéens/Mycéniens et les Hittites pour en prendre le contrôle pour les premiers ou le conserver pour les seconds.
Un indice attestant de la marche d’une armée hittite vers Troie-Wilusa serait même inscrit en hiéroglyphes dans la pierre au col de Karabel (près d’Izmir). En tout cas le personnage représenté sur la paroi rocheuse, un arc dans la main droite et une lance dans la main gauche, n’a rien de pacifique ! Part-il défendre la cité menacée ? (Ceci est un exemple d’extrapolation abusive trouvé dans un documentaire de France 5 vu sur mystère TV). En fait les spécialistes nous disent que le bas relief indiquerait seulement que Tarkasnawa, roi de Mira, vassal et contemporain de l’empereur Hittite Tuthaliya IV, serait revenu vainqueur d’une expédition sur les rives de la mer Egée, et qu’ « il est difficile par ailleurs de fixer de façon sûre les emplacements exacts du pays de la rivière de Seha et du Wilusa à partir des inscriptions de Karabel. L’ensemble de la documentation rassemblée à ce sujet présente des contradictions qui ne sont toujours pas levée. » * )

D’autres vestiges témoignent de constructions plus tardives de l’époque d’Homère et des peuplements hellénistiques, niveau Troie VIII (environ 700 - 85 av. JC). Ainsi le temple d’Athéna dont Lysimaque (général d’Alexandre le Grand) ordonna la construction vers 300 av. JC et qui fut rénové vers 31 av. JC par l’empereur romain Auguste.





Le périmètre sacré avec ses autels et ses puits témoigne d’un important centre cultuel où l’on organisait des fêtes et des sacrifices en l’honneur de la déesse.



Quant à la période romaine, niveau Troie IX (de 85 av. JC à 400 ap. JC), elle se matérialise sur le site par les vestiges du bouleutérion et de l’odéon. 





Pendant le règne de l'empereur Auguste de grands travaux furent réalisés que l’on explique par l’attrait des lieux pour les Romains revendiquant pour ancêtre le héros troyen Enée. Il semble même que la cité, renommée Ilium, fut un centre de pèlerinage très fréquenté.
La fascination n’a pas faibli au cours des siècles et Troie continue d’alimenter à notre époque une abondante littérature, des conférences, des expositions, sans oublier la filmographie.
D’erreurs chronologiques en déductions abusives, d’hypothèses audacieuses en thèses réfutées, d’affirmations étayées par des constatations géologiques, études d’artefacts et squelettes, en interprétations jugées hâtives, les spécialistes se livrent une véritable bataille. Les recherches continuent. Visiblement les lieux portent les traces d’événements dévastateurs, incendies, tremblements de terre, conflits armés mais leur datation pose encore problème malgré la technologie. Les preuves incontestables sont rares. 
Malgré les controverses, l'UNESCO, a inscrit le « site archéologique de Troie » sur la liste du patrimoine mondial en 1998 et la visite des lieux reste passionnante pour ceux que les incertitudes ne rebutent pas.

* Le déclin et la chute du Nouvel Empire hittite: Les Hittites et leur histoire, Jacques Freu, Michel Mazoyer, Isabelle Klock-Fontanille, L’Harmattan, 2010, Pages 132-140