mercredi 11 février 2009

Les "Sebil" d’Istanbul, fontaines de donations ou fontaines de charité

Quel rapport y a-t-il entre ces monuments architecturaux et l’humble sébile, récipient en forme de coupe peu profonde destinée à recevoir les aumônes ? Et bien justement le mot arabe "sabîl" signifiant aumône, qui désigne en turc ces fontaines de donations où étaient accrochées par une chaînette des petits bols pour permettre aux passants de se désaltérer, ce qui a donné dans le vocabulaire français la sébile utilisée pour mendier. Le mot turc s’attache donc plutôt à l’offre charitable mise à la disposition de ceux qui en ont besoin, à la distribution d’un bien précieux et vital, l’eau, magnifiée par une mise en scène monumentale, alors que le mot français a retenu la demande, la quête, l’obole que réclament les plus démunis pour survivre et désigne l’accessoire du mendiant, symbole de son extrême pauvreté.

Intéressante constatation qui met en lumière les deux aspects de la notion de générosité ! Celui qui la dispense et celui qui la reçoit. Le premier insiste sur la grandeur du geste du donateur, le second stigmatise celui qui est contraint de faire appel à la charité.

Alors que les sébiles n’envahissent pas les musées, une profusion de "sebil" s’offre au regard du promeneur dans l’ancienne capitale ottomane. Pourquoi se priver d’admirer ces resplendissantes architectures témoignant d’un passé certes déjà décadent mais se voulant encore sublime. La plupart des fontaines de donation encore visibles aujourd’hui datent en effet du 18e siècle.

Si l’art byzantin s’est illustré par la construction d’immenses citernes admirables, (voir La Passerelle info No 41) l’art ottoman s’est distingué avec talent et originalité en s’appliquant à un genre d’édifice inhabituel. Des sources historiques attestent d’un premier exemple de "sebil" à Istanbul, celle de Efdalzade, datant de 1496 et aujourd’hui disparue, construction sans fontaine. D’autres sources font état de l’existence du concept en Anatolie chez les Seldjoukides.

Mais à partir du 17e siècle, l’ensemble fontaine-sebil devient la règle comme celle que l’on peut encore voir dans le quartier d’Eminönü, exécutée sur l’ordre de Hatice Turhan Valide Sultan et datant de 1663 (photos 1,2,3). Elle est considérée comme le modèle dont vont s’inspirer les architectes pour les constructions de ce type au 18e siècle mais on ne connaît pas vraiment le nombre de "sebil" construites au siècle précédent puisqu’une seule a résisté aux démolitions et aménagements successifs de la ville.



Les compositions architecturales du 18e siècle vont reprendre le style de la "sebil" que l’on peut voir à Eminönü avec des variantes mais généralement une base en marbre supporte des colonnes en marbre également et des grilles en bronze, le tout recouvert d’une large coupole tombante. Plus on avance dans le siècle et plus l’influence baroque et rococo venue d’Occident se manifeste par l’utilisation d’éléments architecturaux tel que pilastres et corniches ainsi que des motifs de guirlandes et festons sculptés dans le marbre. Au style ottoman classique succède le baroque ottoman.
Toutes dues à des sultans, à des membres de leur famille ou des personnalités de l'État, elles sont situées à des endroits stratégiques où se déroulaient des cérémonies, le plus souvent à proximité d’une mosquée, d’une école ou de la porte principale d’un complexe religieux. On y distribuait gratuitement des boissons sucrées (şerbet) et jus de fruits les jours de fête (Bayram et Kandil) et ceux qui le désiraient pouvaient faire toutes sortes de donations près de ces fontaines.
Elles peuvent être classées suivant quelques caractéristiques :

* En coin, à l’angle d’artères importantes, comme celle du Damat Ibrahim Paşa dans le quartier Şehzadebaşı construite en 1719 (photo 4). Elle fait partie du complexe religieux et la "sebil" arrondit un des angles, avec une fontaine à sa gauche. C’est un des modèles les plus anciens qui fut repris pour la construction en 1777 de la fontaine de donations à double "sebil" du sultan Abdül Hamit Ier qui se trouvait près du complexe du sultan, vers la Grande Poste d’Eminönü. Une grande partie de l’ensemble fut détruit, mais la fontaine déplacée est actuellement à coté de la mosquée de Zeynep Sultan en face de l’entrée principale du parc de Gülhane (photo 5).




* En décoration de façade : à Dolmabahçe la fontaine de Mehmed Emin Ağa (1741) n’a qu’une seule "sebil" à gauche de la fontaine (photo 6), à Kabataş celle de Koca Yusuf Paşa (1786) comporte deux "sebil" encadrant la fontaine (photo 8). Cette dernière, à l’origine à côté de la “Fındıklı Cami”, a été déplacée en 1957 lors de l’élargissement de l’avenue Tophane-Dolmabahçe. C’est un bel exemple de rococo ottoman.
On peut également retenir en exemple celle du quartier de Vefa ornant la façade de la bibliothèque Recai Mehmed Efendi (1775). Elle est malheureusement dans un état de délabrement avancé (photo 7).





* En monument commémoratif ou même mausolée abritant un tombeau : à Azapkapi, la fontaine de Saliha Sultan (1732) (photo 9) qui a profité d’un mécénat et celle de Ahmed III (1728) devant bâb-i humayun (palais de Topkapi) (photo 10). Leur récente restauration met en valeur les premiers signes du style baroque ottoman.

L’évocation non-exhaustive ci-dessus de ces fontaines donne un aperçu d’un genre architectural caractéristique du 18e siècle. Très peu d’exemples sont à relever au 19e siècle à part celle de Cevri Usta (1819) dans le quartier de Sultanahmet, et vers Tünel la "sebil" du monastère Mevlevi (1819). Selon les archives on aurait recensé jusqu'à 125 fontaines-sebil entre le 17e et 19e siècle. Il n’en reste aujourd’hui qu’une vingtaine : une bonne raison pour soigner leur conservation et assurer leur protection.

Mais le patrimoine est tellement riche à Istanbul que l’on pare souvent au plus pressé et les solutions pour trouver les fonds nécessaires à la restauration et la conservation des monuments historiques n’est pas toujours adaptée, en particulier la location à des fins commerciales. Le sujet a déjà été évoqué à propos de la citerne byzantine "Binbirdirek" (No41) longtemps abandonnée aux objectifs purement mercantiles de commerçants souvent inconscients de la valeur inestimable des lieux qu’ils occupaient.
La critique est facile mais il faut reconnaître que dans certains cas, le projet donne des résultats plutôt positifs. Sans défigurer le monument, il peut inciter le passant à le visiter. C’est le cas du hammam de Roxelane (Sultan Haseki Hürem hamamı) ou sont exposées et vendues des reproductions de tapis et kilims anciens et des pièces originales produites en Anatolie. Depuis 1988 sous le contrôle du ministère de la culture, la cohabitation se passe plutôt bien, alors qu’entre sa fermeture en 1915 et sa restauration il avait servi successivement de dépôt pour la Municipalité puis de dépôt d’essence !

Les fontaines-sebil pourraient bénéficier de ce genre d’arrangement strictement contrôlé. Au lieu de ça, elles sont à l’abandon (celle de Dolmabahce, de Vefa….) ou défigurées par une avalanche de panneaux publicitaires, par une débauche de produits à grignoter et à siroter aux emballages agressifs, transformées en vulgaire "büfe"(celles de Gülhane et de Şehzadebaşı).
Même celle d’Eminönü, la vieille dame qui vient de subir une longue cure de rajeunissement se voit affublée d’un ridicule distributeur d’eau en inox du plus mauvais goût relié par un tuyau. J’ai longtemps cherché sous quel angle la photographier pour éviter cet appendice inesthétique. J’aurai voulu pouvoir prendre une franche photo de face. Je me suis résignée à n’avoir que son profil. Pour l’instant celle de Kabataş est encore présentable et offre au passant quelques instants de détente entre funiculaire et tramway, mais pour combien de temps ?
A noter: Le distributeur disgracieux avait disparu lors de mon dernier passage en janvier 2009.

Texte et photos publiés dans le journal de « La Passerelle Info » No 43 en avril 2007 et réactualisés ce jour.

1 commentaire:

  1. Voilà des informations bien intéressantes que j'ignorais. Vous avez peut-être constaté que de nombreuses fontaines ont fait l'objet de restauration ces derniers mois...

    RépondreSupprimer